Chronique d’une blessure au piano
Partie I
Une blessure au piano peut changer la vie.
Trois musiciens sur quatre développent une blessure au cours de leur vie * (Lopez, 2014). Je suis l’une de ces trois « chanceux » et ceci est mon histoire:
Tout au long de ma carrière de pianiste, j’ai souvent expérimenté des limitations techniques qui ne pouvaient pas être surmontées malgré un travail conséquent. Par exemple, je n’arrivais pas à avoir de la vitesse et de l’uniformité sur les gammes; je ressentais une certaine fatigue dans les passages d’octaves et un manque de maîtrise sur les trilles et trémolos. Ces problèmes étaient mineurs et peu visibles, mais ils renforçaient l’insécurité de ma façon de jouer.
Quand j’expliquais ça à mes professeurs, souvent ils ne me comprenaient pas ou n’y prêtaient pas attention. Curieusement, j’obtenais de bons résultats malgré ces inconforts. De quoi me plaignais-je donc? Franchement, j’en suis venu à douter de mes propres perceptions et j’ai fini par croire ce que tout le monde me disait : que je n’avais aucun problème technique et que je jouais bien. Mais pour y croire, j’ai dû mettre de côté mon intuition, sans savoir qu’un jour je paierais un prix élevé pour cela. J’ai continué mes études ainsi.
Mais l’insécurité était toujours là. Elle est apparue dans mon attitude au moment de jouer en public. Je commençais à souffrir du trac, qui est devenu le bouc émissaire parfait: Je pouvais enfin jeter le blâme sur quelque chose de concret. Et cela vient du fait que les questions techniques qui sous-tendaient à cette insécurité me semblaient intangibles, incompréhensibles. J‘ai senti un manque de connexion avec l’instrument, comme si jouer n’était pas quelque chose de naturel pour moi. J’ai senti que je laissais beaucoup de choses au hasard, que je n’étais pas assez cohérente en termes de résultats. Cependant, j’étais incapable de comprendre pourquoi.
Les tensions compensatoires faussent la sensation de contrôle de l’instrument, et tôt ou tard ces tensions créent leurs propres obstacles insurmontables.
Au fil du temps, j’ai attribué ces limitations à une caractéristique personnelle, à ma constitution physique ou pire encore, à un manque de talent honteux. Malgré tout, j’ai essayé de ne pas y prêter attention et de continuer comme je pouvais. Mais à mesure que le répertoire est devenu plus exigeant, mon jeu est devenu plus tendu et rigide. C’est arrivé de façon progressive et imperceptible. Les tensions compensatoires acquises faussaient la sensation de contrôle de l’instrument, et tôt ou tard ces tensions créent leurs propres obstacles insurmontables.
Et voilà comment je suis arrivée au Conservatoire Supérieur, où mes graves problèmes ont commencé. Lorsque les premiers symptômes sont apparus, je traversais une période de stress qui a sans doute agi comme un déclencheur.
Je me souviens que c’était une journée d’étude comme une autre quand je commençai à remarquer dans ma main droite une incapacité alarmante à jouer de façon fluide, comme si mon bras manquait de stabilité, comme si je ne savais pas comment le garder en place. A ce moment, j’ai eu la certitude soudaine que quelque chose était de très mauvais se passait. Et pourtant, ce fut pire dans les jours qui suivirent, quand je commençai aussi à ressentir de la douleur à l’épaule, au cou et un engourdissement dans le coude.
Surprise et confusion! Je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait. Je ne pouvais pas me permettre d’être comme ça, avec tout ce que je devais étudier. Je me suis reposé quelques jours, puis j’ai repris l’étude avec plus de soin, avec une meilleure analyse personnelle; étudier avec plus d’attention, plus lentement, me détendre entre chaque note. Je ne manquais pas de volonté, mais j’ai vite découvert que c’était inutile: Toutes mes tentatives ont fini avec les mêmes sensations désagréables, suivies de plus de stress et de frustration. A mon grand étonnement, la relaxation n’a pas aidé. En travaillant plus relaxée, mon jeu est devenu tendu et incontrôlable. Je me sentais perdue. Et pour couronner le tout, mon travail en cours empirait de jour en jour.
J’ai consulté plusieurs médecins et spécialistes qui ne me donnèrent pas un diagnostic clair, encore moins une solution, bien que l’un d’eux ait suggéré qu’il serait préférable d’oublier le piano et de trouver une autre occupation.
Obstinée, j’ai décidé de continuer. Je cherchais de nouvelles informations: J’ai commencé à lire beaucoup de livres sur le piano et la technique, j’ai placé des miroirs pour étudier,pris des notes sur mes sentiments et pensées, j’en parlais à tout le monde… Ma recherche était constante. Bien sûr, j’ai consulté dans le même temps plusieurs médecins et spécialistes, mais aucun ne m’a donné un diagnostic clair, encore moins une solution. L’un d’entre eux a néanmoins suggéré qu’il serait préférable d’oublier le piano et de trouver une autre occupation.
J’ai essayé diverses techniques de relaxation, de physiothérapie et quelques sessions de massage, plusieurs sessions d’ostéopathie; j’ai pris des anti-inflammatoires et des relaxants musculaires; j’ai utilisé pendant un temps un dispositif qui était censé réduire l’inflammation dans le coude: Rien de tout cela n’a fonctionné. J’ai également étudié pendant quelques années la Technique Alexander, qui s’est révélée extrêmement bénéfique, mais sans réussir à aller au fond du problème.
Les blessures sont un sujet tabou pour les musiciens, il y a une honte certaine liée à ces problèmes. En général, les musiciens n’admettent pas ouvertement une blessure si elle n’est pas évidente, parce qu’elle est associée à une mauvaise technique, et une mauvaise technique à un manque de talent.
En attendant, je souffrais d’une grande incompréhension de la part de mon entourage. Mes enseignants et collègues me disaient que c’était psychologique, minimisaient le problème ou refusaient carrément de me croire. Et même si leurs intentions étaient bonnes, je me sentais inutile et incapable quand je leur en parlais. Les blessures sont un sujet tabou pour les musiciens (Stenger, 2015), il y a indubitablement une honte liée à ce type de problème. Généralement un musicien n’admettra pas ouvertement une blessure si elle n’est pas évidente, parce que la blessure est associée à une mauvaise technique, et une mauvaise technique à un manque de talent.
Mais je sentais que le problème ne venait pas d’un manque de talent, mais plutôt d’une sorte de pétrin dans lequel je m’étais fourrée. Donc, je luttais pour comprendre, pour me rétablir… Ou pour qu’un miracle se produise; rien ne fonctionnait. J’empirais et j’avais l’impression d’avancer à l’aveugle.
Au fil du temps, la douleur est devenue chronique et ne s’améliorait pas, même avec de longues périodes sans jouer. En outre, ça a interféré avec mes activités quotidiennes telles que l’écriture, la cuisine ou les soins personnels. Parfois, je sentais des picotements et des spasmes, mais c’était en général une douleur sourde qui s’étendait de l’oreille au côté du corps et qui, parfois, devenait intolérable. Il y eut un temps où seulement tenir les mains sur le clavier me demandait un effort atroce. Même la plus simple des partitions devenait un défi impossible pour moi.
Finalement, j’ai abandonné mes études alors qu’il me restait un seul examen pour terminer mon cursus.
A suivre…
(La partie II de cet article peut être trouvée ici).
Références:
* “la présence de douleurs et/ou troubles musculo-squelettiques est de 62.5%-89.5%”
López M., A. (2014). “Análisis de la presencia de dolor y/o trastornos musculoesqueléticos en músicos instrumentistas profesionales”. Universidad Pública de Navarra
Stenger J. (2015). “Lesiones musculoesqueléticas asociadas a la interpretación musical: su comprensión y clínica. Una exploración situada en la psicología”. Universidad de la República