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Enfoque Taubman

L’approche Taubman ou pourquoi souffrir quand ce n’est pas nécessaire ?

Au cours des 20 dernières années, de nombreuses conférences et publications ont traité des sujets relatifs aux divers maux qui affligent les musiciens. Plusieurs médecins se spécialisent maintenant dans le traitement des tendinites et autres «bibittes » des musiciens. Des écoles de pensée, parfois opposées pour ce qui est de la résolution de ces problèmes, soulèvent une controverse souvent véhémente. Dorothy Taubman s’est retrouvée à maintes reprises dans la ligne de mire de cette controverse. Elle a dévolu plus de 50 années de sa vie à l’étude et à la recherche d’une technique pianistique qui peut sembler révolutionnaire mais qui découle d’une grande logique.

Chaque été pendant deux semaines, de 100 à 150 pianistes (âgés de 15 à 80 ans) viennent profiter des enseignements de Mme Taubman et de son assistante, Edna Golandsky. La session se déroule à Amherst au Massachusetts. Chaque matin, les participants assistent à une conférence de Mme Golandsky sur l’approche Taubman. L’après-midi, Mme Taubman prend la relève avec des masterclasses et les nouveaux acquis sont renforcés en leçon privée avec un des professeurs de l’institut.

Le problème des pianistes souffrant de divers maux n’est pas nouveau : Robert Schumann, Clara Schumann, Scriabin, Paderewsky, Rachmaninoff, Schnabel et même Chopin se sont plaints à un moment ou à un autre de blessures aux mains. Ce n’est probablement pas simplement par «originalité » ou par choix philosophique que Glenn Gould a décidé d’arrêter sa carrière de concertiste. Les premiers pianistes à avouer leurs problèmes physiques ne l’ont fait que très récemment, que l’on pense à Leon Fleischer ou Gary Graffman.

Mme Taubman reste persuadée que les tendinites et le syndrome du tunnel carpien pourraient être évités si les musiciens apprenaient à faire les mouvements corrects. Sa technique est basée sur l’élimination des mouvements de bras et de mains qui font travailler les muscles dans le sens contraire de leur spécificité anatomique. Comprendre les principes qui vont permettre aux pianistes de surmonter leur douleur et d’éviter les blessures n’est que le premier pas d’un processus ardu. Pour Mme Taubman, la technique et la musique sont indissociables : les couleurs, la pulsation, la production d’une belle sonorité, le phrasé, l’intonation sont tous produits par notre corps. Malgré toute la réflexion et tous les sentiments au monde, si le corps ne fait pas ce qu’il doit, le travail restera inutile.

Afin de cerner un peu mieux l’approche Taubman, je me permets maintenant de traduire et d’adapter quelques passages essentiels de son texte « A teacher’s perspective on musicians’ injuries » (le point de vue d’un professeur sur les blessures de musiciens).* Mme Taubman travaille présentement à un livre complet sur sa méthode (il compte déjà plus de 1000 pages) et a enregistré une série de 5 cassettes vidéo qui expliquent (avec exemples musicaux à l’appui) les différents aspects clé de sa technique.

« Dans mes nombreuses années d’enseignement, je n’ai jamais rencontré de pianistes blessés par une pratique excessive de l’instrument, seulement par une mauvaise pratique de l’instrument.

Le domaine de l’enseignement repose sur la tradition orale transmise de professeur à élève à travers les générations. Le chaos pédagogique se poursuit depuis le XVIIIe siècle. Clementi ordonnait à l’élève de tenir sa main et son bras en position horizontale, mais Hummel et Bertini préféraient la main tournée vers l’extérieur. Clementi disait que la paume de la main devait demeurer stationnaire avec une action des doigts seuls. Dussek disait que la main devait pencher du côté du pouce, Hummel la voulait vers l’extérieur. Kelkbrenner disait que le secret pour jouer des octaves était un poignet libre mais Moscheles recommande un poignet tendu. Comment s’y retrouver ?

Les outils nécessaires à la création musicale sont d’abord physiques. Nos mains fonctionnent selon des principes physiologiques. L’instrument possède ses propres principes mécaniques. Quand toutes ces équations sont mises ensemble, une technique scientifique surgit et permet au corps de fonctionner parfaitement sans tension.

La position de base

Prenons la position de base des doigts. Encore aujourd’hui, la position des doigts ronds est celle qui est le plus enseignée. Elle fait tellement partie des «acquis » que lorsque Horowitz a joué pour la télévision, les musiciens furent horrifiés par ses doigts allongés. Réfléchissons un moment au fait qu’Horowitz a joué pendant plus de 80 ans sans aucune blessure. Pourquoi ?

Arrondissez vos doigts ; levez-les et baissez-les rapidement. Maintenant ouvrez vos doigts dans une position naturelle et déplacez-les. Vous sentirez la différence dans la liberté de mouvement. Arrondissez maintenant vos doigts et bougez votre main de haut en bas rapidement. De nouveau, ouvrez la main et refaites le même geste. La différence est sans équivoque. Laissez-moi expliquer pourquoi. Dans ces mouvements nous avons utilisé deux séries différentes de muscles : les muscles longs qui s’allongent à partir du bout des doigts jusqu’au coude et les muscles courts du bout des doigts à la base de la main. Ceci crée la limitation de mouvement que vous avez expérimenté dans les mouvements de bras et de doigts. Quand les doigts tombent naturellement sans aucun modelage anticipé de la position, ils tombent naturellement à partir des jointures. Ce mouvement est accompli par le flexeur court, un muscle qui ne s’étire pas par-dessus le poignet. Le danger d’une tension constante est aggravé quand plus de puissance de jeu est nécessaire.

Au sujet du 4eme doigt

Quand le poids du bras est balancé également sur chaque doigt, tous les doigts se sentiront forts, libres et en contrôle, le 4eme doigt ne sera pas perçu différemment. Quand il jouera, on le sentira «individualisé » parce que le bras lui donnera de la puissance et l’élimination de la tension lui donnera de la vitesse.

Au sujet des exercices d’extension

Déjà, en 1928, dans son livre «The physiological mechanics of piano technique », Ortmann remarque que les problèmes d’élévation des doigts ne peuvent être réglés par des années de pratique répétée. Les exercices d’extension sont dangereux : peu importe la largeur de la main, la distance entre les notes est souvent trop grande. Ouvrez vos doigts le plus possible ; sentez la tension. Maintenant ouvrez vos doigts jusqu’au point de confort. De façon évidente, les distances latérales ne peuvent être effectuées par les doigts, le bras doit fournir les mouvements latéraux nécessaires, libérant ainsi les doigts d’une extension inutile.

Au sujet de la vitesse d’exécution

Il y a une limite à la vitesse avec laquelle le doigt peut entrer en contact avec la note. La vitesse vient du mouvement horizontal (le mouvement d’une note à l’autre) et non du mouvement vertical. Le mouvement horizontal est produit par les mouvements du bras qui amènent les doigts sur les touches, mouvement facilement réalisable à grande vitesse. La distance que doit parcourir le doigt pour appuyer sur la note est tellement petite que même si le doigt bouge un peu plus lentement, la vitesse horizontale n’en est pas affectée. Souvenez-vous que les pianistes peuvent jouer vite et doux et doivent abaisser les notes plus lentement pour jouer plus doux. Le poids du bras peut transmettre son efficacité dans les touches sans que les doigts ne rebondissent sur le clavier.

Au sujet des doigtés

Mon expérience m’a révélé que l’extension maximale de la main est une des causes majeures de blessures. Une approche plus réaliste du legato se doit d’être développée. Notre tâche étant de créer des illusions auditives, et non pas de gagner des concours de gymnastique, nous devons donner l’impression du legato. Les doigtés dans la plupart des éditions démontrent un manque évident de compréhension des limitations physiques inhérentes à l’exécution d’un passage. Les doigtés qui étirent la main au-delà de sa limite devraient être changés. Si un passage semble inconfortable, la première chose à faire est d’essayer de trouver un meilleur doigté. Un bon doigté permet aux doigts et à la main de se déplacer latéralement, aisément, facilitant la vitesse et l’ensemble d’exécution.

La grande musique que nous étudions, créée par des génies, renferme plus de profondeur que toutes les autres formes d’art. Je me souviens d’une étude expliquant que le cerveau était plus actif pendant qu’on jouait une simple sonate de Mozart que pendant toute autre activité. Il devient alors logique que les outils nécessaires pour réaliser la profondeur de la musique soient également complexes. »

« Reproduire l’émotion » ajoute Mme Golandsky dans le même esprit «est une technique artistique, pas une technique physique. » Un danseur qui souffre ne danse pas mieux, il prend sa retraite plus tôt. Si bouger devient plus facile, le jeu sera plus aisé et si le jeu est plus naturel, exprimer l’essence de la musique le devient également.

*-extrait de The California Music Teacher, vol. 15, No 3, printemps 1992.

Lucie Renaud

Référence:

http://www.scena.org/lamuse/lm1-1/TAUBMANn.html