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Chronique d’une blessure au piano (suite et fin)

Partie II

(La partie I de l’article «Chronique d’une blessure au piano» peut être trouvée ici).

Je n’ai pas terminé ma formation, mais ne voulais pas abandonner.

Je croyais fermement qu’une blessure au piano comme la mienne était quelque chose de réversible, que je pourrais arriver à jouer à nouveau. Même après d’avoir épuisé toutes mes ressources, une vie de recherche me semblait plus tolérable que renoncer. Et cela malgré le fait que j’avais devant moi un grand abîme d’incertitude.

Je continuais donc à travailler sur mon rétablissement, mais cette fois sans pression et sans répertoire très exigeant. Je pouvais continuer à mon propre rythme et c’est un point qui a joué en ma faveur. Je continuais à lire tout ce que je pourrais trouver sur le piano et sur le corps, à regarder des vidéos de grand pianistes, à consulter d’autres pianistes pour me laisser guider par leurs conseils. Je suis devenu mon propre rat de laboratoire, je voulais expérimenter moi-même chaque découverte. J’étais ouverte à tout, et évidemment j’ai trouvé de tout dans mes recherches. Mais le temps passait et en dehors de quelques hauts et bas, il n’y avait pas d’amélioration significative.

Un jour, par hasard, j’ai trouvé sur Internet un documentaire sur une professeure américaine qui avait développé une approche technique fondée sur les principes biomécaniques du mouvement. Et ce fut une vraie trouvaille! Non seulement cette approche permet d’acquérir une technique brillante et libre d’effort pour la personne qui l’étudie, mais elle a aussi été appliquée avec succès dans la réhabilitation des personnes ayant des blessures résultant de la pratique du piano. L’enseignante était Dorothy Taubman, une femme avec une personnalité charismatique et exubérante.

Le documentaire s’intitule Choreography of the Hands : The Work of Dorothy Taubman (Taubman Institute 1986) (La chorégraphie des mains: Le travail de Dorothy Taubman). Il est disponible sur ce lien, avec des sous-titres en français.

Tout au long de la vidéo, on peut voir des témoignages de pianistes qui ont subi une blessure de ce type, et je me suis reconnue dans chacune de ces histoires. La chose étonnante était qu’ils avaient tous réussi à se rétablir. En même temps que je le regardais, j’oscillais entre curiosité et incrédulité. Mais je ne pouvais nier que beaucoup des idées de cet enseignant attiraient fortement mon attention. Par exemple, elle fait des déclarations telles que :

  • Quand un élève n’arrive pas à développer les compétences nécessaires pour jouer du piano, il est suppos,é à tort, manquer de talent, plutôt que manquer de connaissances.
  • Le travail de l’enseignant est de trouver les moyens pour que l’étudiant puisse obtenir les résultats souhaités.
  • Le piano est accessible à toute personne qui peut comprendre les principes du mouvement coordonné.
  • Jouer du piano correctement est une activité physique agréable et devrait être ressenti comme quelque chose d’euphorique.

Mme Taubman a développé son approche après des années d’observation et d’études, pour arriver à synthétiser de manière simple et claire les principes du mouvement coordonné qui sous-tendent à la technique pianistique.

Je voulais en savoir plus. Au cours des mois suivants, j’ai cherché plus d’informations, mais je me suis vite rendu compte que tout cela était trop complexe à mettre en œuvre par moi-même, même en lisant beaucoup sur le sujet. Pour me faire une idée claire, j’avais besoin d’un professeur. Je suis donc entré en contact avec une professeure qualifiée qui se déplace en Espagne régulièrement et j’ai reçu mes premiers cours dès que possible.

L’expérience ne m’a pas déçue. Cette première rencontre m’a ouvert une toute nouvelle perspective sur la technique du piano. La professeure m’a expliqué quelques principes du mouvement coordonné: Elle m’a appris à garder la main dans sa position naturelle à chaque instant, les doigts dépliés sans les ouvrir de manière forcée; Elle m’a également appris que les doigts, la main et le bras fonctionnent ensemble comme une unité; et que le plus efficace est de toujours rester dans l’amplitude moyenne de mouvement des articulations.

Cela m’a fait comprendre combien j’avais forcé mon corps à fonctionner d’une manière pour laquelle il n’a pas été conçu. L’ironie de tout cela est que depuis des années j’avais travaillé d’innombrables exercices qui contredisaient ces principes, puisque la plupart des méthodes traditionnelles pour développer la technique sont ainsi (Hanon, Czerny, Pischna, etc.).

Il n’est donc pas surprenant que cette approche entraîne une certaine controverse. Si les principes de Mme Taubman sont corrects, une grande partie des bases de la technique de piano classique sont fausses (Golandsky, 2012).

Mais ma situation allait au-delà de la controverse. Jouer, ou ne pas jouer, telle est la question! Cette professeure était la seule personne qui m’avait donné une évaluation précise de ce que je faisais avec mon corps en jouant. J’étais fascinée par sa capacité à diagnostiquer. Parfois des corrections étaient si minuscules qu’elles auraient pu échapper à un œil non averti, mais ces différences se ressentaient intérieurement avec une grande clarté. Ce qui gagna ma confiance de façon définitive furent les bons résultats dont j’ai pu faire peu à peu l’expérience en travaillant avec sa méthode.

Le gros inconvénient était que nous vivions dans des pays différents et que je ne pouvais assister qu’à deux ou trois fois par an. Je passais trop de temps sans la supervision nécessaire et le progrès a été lent. Si je voulais étudier cette approche sérieusement, je n’avais pas d’autre choix que de poursuivre des cours par vidéoconférence, et il n’était pas clair pour moi que cela fonctionnerait. Ce fut un moment délicat car mes doutes et mes craintes ont été plus exacerbées que jamais. Finalement, sans preuve ni garanties, je me suis décidée à étudier l’approche Taubman sérieusement, car j’ai compris que seul mon engagement pourrait créer une chance de rétablissement.

Il est difficile d’apprendre le piano à distance, encore plus quand il s’agit de mouvements complexes qui nécessitent une grande précision. Cela fut possible en grande partie grâce à l’expertise et l’expérience de ma professeure qui fut capable de me guider parfaitement.

Au fil du temps, j’ai découvert beaucoup de choses. J’ai commencé à comprendre les principes anatomiques et biomécaniques du corps et grâce à cela, tous mes problèmes se sont révélés l’un après l’autre. Je pouvais voir les causes, souvent invisibles, qui les ont provoqués. Les pièces du puzzle ont commencé à tomber en place.

Chaque fois que j’arrivais à intégrer un nouvel élément de cette approche à ma technique, un étonnant bond qualitatif avait lieu.

J’ai enfin obtenu les réponses que j’avais désirées tout au long de ma carrière. Maintenant, je sais que les insécurités étaient légitimes et qu’il y avait des moyens pour y faire face et les résoudre. Il fut pénible de se rendre compte que beaucoup de mes problèmes avaient été causés par les conseils peu judicieux de certains de mes professeurs, conseils que j’avais suivis à la lettre et sans question. Je dis cela sans aucune trace de reproche, bien qu’avec tristesse. Il n’y a pas de coupable à désigner quand la responsabilité est diluée dans une chaîne de bonnes intentions.

La douleur dans mon bras a également été atténuée, tandis que les périodes d’inconfort se sont espacées progressivement. En outre, en même temps que mes mouvements ont retrouvé leur naturalité perdue, jouer est redevenu une activité agréable. Parfois, les sentiments que j’éprouvais en jouant du piano durant mon enfance me revenaient. Alors que je retirais toutes ces couches de tension et d’incoordination apprise, je pouvais me reconnaître de plus en plus dans mon jeu. Ce fut une rencontre avec moi-même à travers le piano.

Neuf ans ont passé depuis que j’ai ressenti les premiers symptômes de douleur. Ce furent neuf années de recherche et d’incertitude, de frustration et de souffrance, jusqu’à ce que je puisse finalement mettre fin à cette aventure. Deux ans seulement après avoir décidé d’étudier sérieusement l’approche Taubman, j’étais en mesure de jouer un répertoire exigeant sans douleur ou inconfort et j’ai réussi à passer mon examen de fin de carrière avec succès.

La rééducation n’est pas un processus facile, il y a des hauts et des bas, mais les bons moments finissent par prendre le pas sur les mauvais, et aujourd’hui je profite du piano comme jamais.

Maintenant je peux jouer sans douleur ni restrictions, et ma technique est beaucoup plus forte qu’auparavant. Les gammes, octaves et trilles ne sont plus une limitation, et en étudiant moins je peux obtenir de meilleurs résultats. Chose étrange, je n’ai même pas besoin de m’échauffer avant de jouer. Je profite aussi beaucoup plus de l’enseignement et mes élèves bénéficient également de tout ce que j’ai appris. Quand je vois tout ce que m’a donné l’Approche Taubman et combien de personnes pourraient bénéficier de son étude, il me semble incompréhensible qu’elle soit encore si peu connue en Europe.

Je souhaite raconter mon histoire pour valider l’expérience de ceux qui traversent une situation similaire. Trois musiciens sur quatre est un chiffre très élevé, derrière lequel se cache beaucoup de souffrance. Bien sûr, il existe de nombreux types de blessures, et pour certains ce n’est qu’un revers qui est résolu avec un peu de repos. Mais pour d’autres, cela peut signifier la fin précoce d’une carrière qui a été menée avec une grande vocation.

Je veux dire que la rééducation est une solution parfaitement envisageable. Parfois, il suffit de changer quelque chose qui fonctionne mal pour que tout revienne à la normale ; parfois le désordre est si grand qu’il est préférable de réapprendre certains aspects de la technique à partir des bases. Ce n’est pas un processus fastidieux, mais un travail intéressant et clarifiant. Et les efforts sont récompensés bien au delà de l’investissement.

Je le dis avec une grande conviction : Avec l’aide d’un professeur qualifié, avec une pratique consciente et une résolution personnelle, la rééducation est possible.

References:

Golandsky, E. (2012). Why do some people find the Taubman Approach controversial?. From: https://ednagolandsky.com/2012/07/01/why-do-some-people-find-the-taubman approach-controversial/ (accessed 05/04/2016).

Taubman Institute (1986). Choreography of the hands: The work of Dorothy Taubman.
Amherst, MA: Sawmill River Productions. From: https://youtu.be/suwdLaYBaAs (accessed 01/04/2016).

Chronique d’une blessure au piano

Partie I

Une blessure au piano peut changer la vie.

Trois musiciens sur quatre développent une blessure au cours de leur vie * (Lopez, 2014). Je suis l’une de ces trois « chanceux » et ceci est mon histoire:

Tout au long de ma carrière de pianiste, j’ai souvent expérimenté des limitations techniques qui ne pouvaient pas être surmontées malgré un travail conséquent. Par exemple, je n’arrivais pas à avoir de la vitesse et de l’uniformité sur les gammes; je ressentais une certaine fatigue dans les passages d’octaves et un manque de maîtrise sur les trilles et trémolos. Ces problèmes étaient mineurs et peu visibles, mais ils renforçaient l’insécurité de ma façon de jouer.

Quand j’expliquais ça à mes professeurs, souvent ils ne me comprenaient pas ou n’y prêtaient pas attention. Curieusement, j’obtenais de bons résultats malgré ces inconforts. De quoi me plaignais-je donc? Franchement, j’en suis venu à douter de mes propres perceptions et j’ai fini par croire ce que tout le monde me disait : que je n’avais aucun problème technique et que je jouais bien. Mais pour y croire, j’ai dû mettre de côté mon intuition, sans savoir qu’un jour je paierais un prix élevé pour cela. J’ai continué mes études ainsi.

Mais l’insécurité était toujours là. Elle est apparue dans mon attitude au moment de jouer en public. Je commençais à souffrir du trac, qui est devenu le bouc émissaire parfait: Je pouvais enfin jeter le blâme sur quelque chose de concret. Et cela vient du fait que les questions techniques qui sous-tendaient à cette insécurité me semblaient intangibles, incompréhensibles. J‘ai senti un manque de connexion avec l’instrument, comme si jouer n’était pas quelque chose de naturel pour moi. J’ai senti que je laissais beaucoup de choses au hasard, que je n’étais pas assez cohérente en termes de résultats. Cependant, j’étais incapable de comprendre pourquoi.

Les tensions compensatoires faussent la sensation de contrôle de l’instrument, et tôt ou tard ces tensions créent leurs propres obstacles insurmontables.

Au fil du temps, j’ai attribué ces limitations à une caractéristique personnelle, à ma constitution physique ou pire encore, à un manque de talent honteux. Malgré tout, j’ai essayé de ne pas y prêter attention et de continuer comme je pouvais. Mais à mesure que le répertoire est devenu plus exigeant, mon jeu est devenu plus tendu et rigide. C’est arrivé de façon progressive et imperceptible. Les tensions compensatoires acquises faussaient la sensation de contrôle de l’instrument, et tôt ou tard ces tensions créent leurs propres obstacles insurmontables.

Et voilà comment je suis arrivée au Conservatoire Supérieur, où mes graves problèmes ont commencé. Lorsque les premiers symptômes sont apparus, je traversais une période de stress qui a sans doute agi comme un déclencheur.

Je me souviens que c’était une journée d’étude comme une autre quand je commençai à remarquer dans ma main droite une incapacité alarmante à jouer de façon fluide, comme si mon bras manquait de stabilité, comme si je ne savais pas comment le garder en place. A ce moment, j’ai eu la certitude soudaine que quelque chose était de très mauvais se passait. Et pourtant, ce fut pire dans les jours qui suivirent, quand je commençai aussi à ressentir de la douleur à l’épaule, au cou et un engourdissement dans le coude.

Surprise et confusion! Je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait. Je ne pouvais pas me permettre d’être comme ça, avec tout ce que je devais étudier. Je me suis reposé quelques jours, puis j’ai repris l’étude avec plus de soin, avec une meilleure analyse personnelle; étudier avec plus d’attention, plus lentement, me détendre entre chaque note. Je ne manquais pas de volonté, mais j’ai vite découvert que c’était inutile: Toutes mes tentatives ont fini avec les mêmes sensations désagréables, suivies de plus de stress et de frustration. A mon grand étonnement, la relaxation n’a pas aidé. En travaillant plus relaxée, mon jeu est devenu tendu et incontrôlable. Je me sentais perdue. Et pour couronner le tout, mon travail en cours empirait de jour en jour.

J’ai consulté plusieurs médecins et spécialistes qui ne me donnèrent pas un diagnostic clair, encore moins une solution, bien que l’un d’eux ait suggéré qu’il serait préférable d’oublier le piano et de trouver une autre occupation.

Obstinée, j’ai décidé de continuer. Je cherchais de nouvelles informations: J’ai commencé à lire beaucoup de livres sur le piano et la technique, j’ai placé des miroirs pour étudier,pris des notes sur mes sentiments et pensées, j’en parlais à tout le monde… Ma recherche était constante. Bien sûr, j’ai consulté dans le même temps plusieurs médecins et spécialistes, mais aucun ne m’a donné un diagnostic clair, encore moins une solution. L’un d’entre eux a néanmoins suggéré qu’il serait préférable d’oublier le piano et de trouver une autre occupation.

J’ai essayé diverses techniques de relaxation, de physiothérapie et quelques sessions de massage, plusieurs sessions d’ostéopathie; j’ai pris des anti-inflammatoires et des relaxants musculaires; j’ai utilisé pendant un temps un dispositif qui était censé réduire l’inflammation dans le coude: Rien de tout cela n’a fonctionné. J’ai également étudié pendant quelques années la Technique Alexander, qui s’est révélée extrêmement bénéfique, mais sans réussir à aller au fond du problème.

Les blessures sont un sujet tabou pour les musiciens, il y a une honte certaine liée à ces problèmes. En général, les musiciens n’admettent pas ouvertement une blessure si elle n’est pas évidente, parce qu’elle est associée à une mauvaise technique, et une mauvaise technique à un manque de talent.

En attendant, je souffrais d’une grande incompréhension de la part de mon entourage. Mes enseignants et collègues me disaient que c’était psychologique, minimisaient le problème ou refusaient carrément de me croire. Et même si leurs intentions étaient bonnes, je me sentais inutile et incapable quand je leur en parlais. Les blessures sont un sujet tabou pour les musiciens (Stenger, 2015), il y a indubitablement une honte liée à ce type de problème. Généralement un musicien n’admettra pas ouvertement une blessure si elle n’est pas évidente, parce que la blessure est associée à une mauvaise technique, et une mauvaise technique à un manque de talent.

Mais je sentais que le problème ne venait pas d’un manque de talent, mais plutôt d’une sorte de pétrin dans lequel je m’étais fourrée. Donc, je luttais pour comprendre, pour me rétablir… Ou pour qu’un miracle se produise; rien ne fonctionnait. J’empirais et j’avais l’impression d’avancer à l’aveugle.

Au fil du temps, la douleur est devenue chronique et ne s’améliorait pas, même avec de longues périodes sans jouer. En outre, ça a interféré avec mes activités quotidiennes telles que l’écriture, la cuisine ou les soins personnels. Parfois, je sentais des picotements et des spasmes, mais c’était en général une douleur sourde qui s’étendait de l’oreille au côté du corps et qui, parfois, devenait intolérable. Il y eut un temps où seulement tenir les mains sur le clavier me demandait un effort atroce. Même la plus simple des partitions devenait un défi impossible pour moi.

Finalement, j’ai abandonné mes études alors qu’il me restait un seul examen pour terminer mon cursus.

A suivre…

(La partie II de cet article peut être trouvée ici).

Références:

* “la présence de douleurs et/ou troubles musculo-squelettiques est de 62.5%-89.5%”

López M., A. (2014). “Análisis de la presencia de dolor y/o trastornos musculoesqueléticos en músicos instrumentistas profesionales”. Universidad Pública de Navarra

Stenger J. (2015). “Lesiones musculoesqueléticas asociadas a la interpretación musical: su comprensión y clínica. Una exploración situada en la psicología”. Universidad de la República